Le bonheur est dans l’action et la relation
Pour André Comte-Sponville, le bonheur ne réside pas dans la possession de biens matériels ou dans la satisfaction immédiate des désirs, mais dans l'action et la relation.
Pour lui, une clé du bonheur se trouve dans l’action. Le bonheur vient en effet quand nous nous engageons dans des activités qui ont du sens. Cela peut être, selon les personnes et les circonstances, travailler, créer, s'investir dans des projets... Quelle que soit l’action pour laquelle nous nous mobilisons, elles nous permettent de nous réaliser et de trouver du plaisir dans l'effort. Elles donnent un objectif à notre existence. À l’inverse, l'oisiveté et la passivité conduisent souvent à l'ennui et à l'insatisfaction.
L’autre clé essentielle pour accéder au bonheur, c’est la relation. Que ce soit avec notre compagnon ou notre compagne, nos amis ou encore avec notre famille, les liens nous enrichissent et nous apportent joie et réconfort. Être entouré de personnes que l'on aime et avec qui on partage des moments de complicité constitue une source inépuisable de bonheur. La solitude, à l'inverse, peut être un frein à notre épanouissement.
Nous avons voulu en savoir plus, pour nous, pour vous... Nous partageons avec vous la vision éclairante d’André Comte-Sponville.
Vous parlez souvent du bonheur comme un état d’action plutôt que de possession. Qu’est-ce que cela implique ?
Comme chacun sait, le bonheur n’est pas dans l’avoir. A condition de ne pas être dans la misère. Les économistes ont bien mesuré la chose, des études ont été réalisées pour estimer le sentiment de bonheur en comparant avec tel ou tel niveau de vie. Ce qui apparaît c’est que l’argent ne fait pas le bonheur, comme le dit le dicton, mais la misère peut suffire au malheur. Donc le bonheur n’est pas dans l’avoir tant qu’on a le nécessaire.
Tout le monde est d’accord pour dire que le bonheur n’est pas dans l’avoir. Sauf que beaucoup disent que le bonheur est dans l’être. Je n’en crois rien car nous sommes si peu de choses pour si peu de temps. Je ne vais pas passer ma vie à me contempler le nombril, l’égo ou l’âme et à me dire « c’est merveilleux j’existe, je suis heureux d’exister » ! Mon idée c’est que le bonheur n’est pas dans l’avoir, il n’est pas non plus dans l’être. Il est dans le faire, dans l’agir. Le seul vrai bonheur, c’est le bonheur en acte.
Tous les types d’actions permettent-ils de se rapprocher du bonheur ?
Evidemment non ! Si vous vous tapez sur la tête avec un marteau, ça ne vous rapprochera pas du bonheur. Il y a des actions qui font du mal et des actions qui font du bien. Evidemment, mieux vaut pratiquer les actions qui font du bien. Quand on demande aux gens quand ils sont le plus heureux, ils ne parlent pas des moments où ils sont couchés ou en train de regarder la télévision passivement. Ce sont des moments où ils sont en train d’agir, de faire du sport, de danser, de voyager, faire des randonnées... Le bonheur est dans l’action mais bien sûr pas dans n’importe quel type d’action.
Voyez-vous une différence entre agir pour soi et agir pour autrui ?
Il y en a une et en même temps c’est plus compliqué que ça. Moi je crois, avec Freud, à ce qu’il appelle au principe de plaisir. Toute action est faite pour tendre au maximum de plaisir possible ou pour réduire au maximum la souffrance. Dans ce sens, quand on agit, on agit toujours pour soi. Quand on donne à un SDF, on agit par générosité, pour autrui. Mais on pourrait se demander au fond si on le fait parce que ça fait du bien, ça donne une bonne conscience... On agit aussi pour soi. Alors en réalité tout le monde agit par égoïsme ? C’est vrai mais les uns donnent plaisir à donner, c’est la générosité, d’autres ne prennent plaisir qu’à prendre, posséder, garder, c’est ce qu’on appelle l’égoïsme.
Quand l’abbé Pierre consacre sa vie à aider les miséreux, il agit aussi pour son plaisir. Il était plus heureux que bien des égoïstes que nous sommes les uns les autres. Tout le monde agit pour son plaisir mais ça ne veut pas dire que tout le monde soit égoïste car certains prennent plaisir dans le fait de donner aux autres alors que d’autres ne prennent plaisir que dans le fait de s’occuper d’eux-mêmes. D’où la formule du Dalaï-lama qui a dit un jour : « soyez égoïste, aimez-vous les uns les autres ». S’occuper de soi et s’occuper des autres, ça n'est pas contradictoire mais ça va ensemble. L’égoïste qui ne s’occupe que de lui-même est malheureux. Il y a plus de bonheur dans le fait de s’occuper aussi des autres que de ne s’occuper que de soi. Il y a plus de bonheur dans la générosité et la solidarité que dans l’égoïsme.
Pouvez-vous nous parler de l’engagement personnel et communautaire dans la quête du bonheur ?
Cela dépend des gens. Certains ont besoin de s’engager avec d’autres pour être heureux et d’autres n’en ont pas besoin. Comme je le disais, je crois qu’il y a plus de bonheur dans la générosité et la solidarité que dans l’égoïsme. Mais ça serait se raconter des histoires que de dire qu’il faut absolument s’engager pour être heureux ! Cela dépend des gens. En revanche, notre société a besoin d’engagement. Il n’y a pas que le bonheur dans la vie, il y a aussi la justice, la liberté, la démocratie... Il faut s’engager pour combattre le mal, la violence, l’injustice, l’oppression, la misère. Dans ce combat, on trouvera plus de bonheur que dans l’égoïsme. Mais ne faisons pas du bonheur la seule question importante.
D’après vous, prendre soin de soi et de sa santé, est-ce agir pour son bonheur ?
Vous me faites penser à la formule qu’on a souvent citée de Voltaire qui disait « j’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ». La plupart des gens prennent la formule très au sérieux. Moi j’y vois un contresens car à partir du moment où la santé devient un but suprême et le bonheur ne serait plus qu’un moyen, on assiste à un renversement complet par rapport à au moins 25 siècles de civilisations où l’on pensait à l’inverse que la santé n’était qu’un moyen pour atteindre ce but suprême qu’est le bonheur. Le sens de la vie, ça n’est pas de s’occuper de sa santé, c’est plutôt d’essayer d’être heureux. Ne faisons pas de la santé l’essentiel. Contrairement à ce que dit Voltaire, prenons soin de notre santé parce que c’est bon pour le bonheur. Ne tombons pas dans le pan médicalisme mais comprenons qu’il vaut mieux avoir une bonne santé pour être heureux.
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Être dans l’action peut-il nous aider à vieillir de manière plus heureuse et épanouie ?
Tout d’abord ça n’empêche pas de vieillir ! Croyez-en ma longue expérience. Les médecins vous diront qu’on vieillit mieux quand on a une vie active que quand on passe sa vie sur son canapé ou dans son lit. Agir n’empêche pas de vieillir mais aide à vieillir mieux.
L’autre élément que vous mettez en exergue pour accéder au bonheur, c’est la relation. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
On ne vieillit pas tout seul, on vieillit avec d’autres. Le bonheur c’est d’agir mais si possible avec d’autres. On ne vieillit pas tout seul mais en même temps on vit seul. Comme l’écrivait Blaise Pascal dans les Pensées : « on mourra seul ». Cela ne veut pas dire qu’on sera seul dans une pièce, isolé. L’isolement c’est quand on n’a pas de relation avec autrui. C’est soit un accident, soit un malheur. Alors que la solitude fait partie de la condition humaine. Quand Pascal dit « on mourra seul », cela ne veut pas dire qu’on mourra dans une pièce où il n’y aura personne d’autre mais cela veut dire que personne ne pourra mourir à votre place. Du même coup on vit seul car personne ne peut vivre à votre place. On aime seul car personne ne peut aimer à votre place. La solitude fait partie de la condition humaine. Il faut l’accepter. Comme le montre le psychanalyste Winnicott, pour arriver à rentrer dans une relation vraie avec autrui, il faut accepter cette condition de solitude. Selon l’écrivain Rainer Maria Rilke, la relation vraie, ça n’est pas la fusion, la disparition de la solitude, c’est deux solitudes qui se saluent et se reconnaissent l’une l’autre.
Pensez-vous que le bonheur puisse être affecté par les nouvelles formes de relation, comme sur les réseaux sociaux ?
J’imagine que ça influe sur la manière d’être heureux ou de ne pas être heureux. J’en parle avec prudence car je ne vais jamais sur les réseaux sociaux. Cela agit forcément, d’abord sur notre vie sentimentale, qui est une partie importante du bonheur ou du malheur. Il y a de plus en plus de gens qui ont rencontré leur conjoint sur internet. Donc ça agit. Il ne faut pas noircir le tableau, c’est une opportunité de plus de relation. Donc ça a forcément du positif. Cela a forcément du négatif également, à force de ne plus se voir que sur écran, souvent sous la protection de l’anonymat, un certain nombre de jeunes commence à avoir peur des relations en présence réelle. Cela peut être un danger. On ne reviendra pas en amont, il reste à s’y adapter. Cela ne me paraît pas catastrophique, à condition que chacun ait le courage d’assumer ce qu’il est. Il y a une dimension de vérité qui fait partie des conditions d’authenticité d’une relation avec autrui. Que ce soit en face à face ou à travers un écran, ça ne change pas l’essentiel, à condition qu’on ne profite pas de la distance, de l’écran pour dire n’importe quoi, mentir et faire semblant d’être quelqu’un d’autre. L’exigence de vérité demeure, nouvelles technologies ou pas.
Beaucoup d’entre nous souffrent du contexte difficile que nous traversons (changement climatique, éco-anxiété, difficultés financières...), comment garder un état d’esprit positif ?
Il n’y a de remède miracle. Le dérèglement climatique est un vrai problème par exemple, il faut l’affronter. Le seul remède est dans l’action : plutôt que de s’enfermer dans l’éco-anxiété en se disant le climat se dérègle, c’est une catastrophe, on va vers la fin du monde, ce qui me paraît une exagération, demandons-nous plutôt comment faire pour ralentir ce dérèglement climatique. En vérité le contraire de l’angoisse c’est l’action. L’angoisse paralyse, une bonne manière d’en sortir c’est de commencer à agir
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Observez-vous une évolution historique de l’accès au bonheur dans la société ? Les évolutions technologiques ou le mode de vie ont-ils eu une incidence selon vous ?
Elles ont sans doute une influence mais pas si considérable qu’on le dit. La relation avec autrui me paraît bien plus importante que les nouvelles technologies, même si je les utilise au quotidien. Vive le progrès technologique mais ne comptons pas sur les nouvelles technologies pour faire notre bonheur à notre place. On peut en revanche faire le malheur d’autrui. Le jour où les parents comprendront qu’ils ne peuvent pas faire le bonheur de leurs enfants, on aura avancé d’un grand pas pour une vie de famille plus raisonnable ! Le jour où les hommes comprendront qu’ils ne peuvent pas faire le bonheur de leur compagne ou les femmes le bonheur de leur compagnon, on aura avancé considérablement dans la vie de couple ! On peut faire son malheur par contre. Il faut créer des conditions telles qu’ils puissent eux-mêmes faire leur propre bonheur s’ils en sont capables. C’est pareil pour les nouvelles technologies. Ne comptons pas sur elles pour faire notre bonheur, encore moins pour être heureuse ou heureux à notre place, mais éventuellement servons-nous de ces nouvelles technologies pour être un peu plus heureux que nous le serions sans. Mais il ne faut pas en demander trop. Les nouvelles technologies sont des outils. Aucun outil n’a jamais fait le bonheur de personne mais un bon outil, quand on s’en sert bien, rend le bonheur vraisemblable.
Pour finir, diriez-vous que quand vous partagez le fruit de vos réflexions avec le public, vous agissez sur votre bonheur ou sur le sien ?
J’essaie de faire les deux. Les deux vont ensemble. J’ai assez de plaisir à parler aux gens. Sincèrement, quand je fais des conférences, ça n’est pas d’abord pour mon plaisir. Je le fais car j’ai le sentiment d’être utile. Quand je vois que les gens sont contents, j’en suis content aussi. Cela rejoint la formule du Dalaï-lama : « Soyez égoïstes, aimez-vous les uns les autres ». Je dirais, « Soyez égoïstes, prenez plaisir à vous parler et à vous écouter les uns les autres ! ».
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N’hésitez pas à visionner la vidéo de la conférence pour en savoir plus sur la vision éclairante d’André Comte-Sponville.
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